Cet article parait dans le numéro de Décembre 2018 de la Lettre des Amis
Par Lilian Mas
Cela fait dix ans que je suis membre actif de Aides, l'association de lutte contre le SIDA. Au début j'y menais principalement des actions de prévention en direction des LGBT, des usagers de drogue ou des liber-tins. Depuis deux ans c'est en milieu carcéral que je fais le plus d’action. Peut être est-ce une façon de poursuivre le combat de la chanteuse Barbara, que j'admire tant, et qui fut la première en France à avoir lancé des campagnes de prévention en prison. C'est aussi pour moi une vraie mise en pratique du témoignage quaker de recherche de la lumière intérieure chez l'autre. J'ai souvent en tête cette phrase des évangiles quand je me dirige vers la prison de Muret : "(...) j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; (…) ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi ! ”
Quelques mots d'abord sur le travail que nous faisons en prison : il s'agit de proposer un espace collectif et convivial aux prisonniers, et la possibilité de s'isoler avec un militant de l'association pour réaliser un test VIH. Au delà du résultat sérologique, ces entretiens sont l'occasion pour les prisonniers de pouvoir individuellement et librement parler de leur vie intime avec une personne bienveillante, confidentielle et non-jugeante. On peut aussi y parler des projets qui s'élaborent autour du retour à la vie en "dehors", des enfants qu'on ne voit pas grandir, des familles qui ne viennent pas assez souvent, de la misère sentimentale et de la solitude lancinante. Certains arrivent même parfois à poser des mots sur ces amours entre détenus, difficilement assumables, et qu'ils n'auraient jamais vécu s'ils n'avaient été enfermés dans un univers 100% masculin.
Parfois aussi, on en arrive à parler de l'affaire "qui les a fait tomber", c'est à dire du crime commis pour qu'ils en soient là. Il faut dire que le centre pénitentiaire de Muret, où j'interviens, est spécial : il n'y a que des longues peines. Les hommes qui sont là sont condamnés pour des affaires de mœurs, des meurtres, des viols... certains détenus ont un "faites entrer l'accusé" qui leur est dédié, ce qui, dans ce microcosme, autorise certains à fanfaronner. Rares sont les détenus qui se disent victimes d'erreur judiciaire. La plupart évite de parler de la raison de leur condamnation. Je comprends que ce ne soit pas l'aspect le plus reluisant de son parcours dont on fait part à un inconnu, aussi bienveillant soit-il.
Et parfois on parle de "l'affaire". Cela vient toujours d'eux, jamais je ne les incite à en dire quoi que ce soit. Quand on en parle, ça peut décoiffer... Il y a ceux qu’il faut rame-ner vers la réalité du développement psycho-sexuel de l’enfant quand ils affirment qu’à 8 ans on peut être consentant pour des relations sexuelles. Il y a ceux qui se victimisent "elle m'a poussé à bout, c'est pour ça que je l'ai tué", "Je n’ai pas eu d’autre choix que la tuer quand j’ai découvert qu’elle me trompait"... Ce qui me semble être mon rôle dans ces moments c'est de les amener à réfléchir sur ce qu'ils auraient pu avoir comme autre réaction alternative face à ces événements. Quelle réponse différente aurait pu éviter de tuer un être humain et subir un emprisonnement de plusieurs années ?
Hier j'ai rencontré à Muret un prisonnier de 25 ans tout ce qu'il y a plus de sympathique : cultivé, bavard et chaleureux, il nous a joué du Nirvana à la guitare avec un talent indéniable. Le genre de garçon charmant et charmeur qui fait fondre le cœur des filles en grattant sa guitare autour d'un feu de camp. Le courant est tout de suite passé entre nous, je me suis engagé à lui ramener mes vieux "monde diplomatique" lors de mon prochain passage en prison. Ce garçon m'a donné son nom et prénom, ce qui est rare. Une curiosité mal placée m'a fait rechercher son nom sur Google le soir même en rentrant à la maison. J'ai été passablement surpris de découvrir que ce garçon, alors néo-nazi, avait il y a 6 ans commis des actes barbares, violé et laissé pour morte une jeune femme engagée à gauche. Ça ne cadrait pas du tout avec le jeune homme avenant et ouvert d'esprit que j'avais rencontré quelques heures auparavant. Comment avait-il pu commettre une telle atrocité ? Comment avait-il pu adhérer à une idéologie aussi nauséabonde ? Je n'aurais probablement pas de réponses à ces questions. Je vais continuer à tricoter une relation avec ce garçon, partager des chansons folk, parler littérature et lui apporter un peu de ce monde extérieur dont il va être coupé jusqu'en 2032…
C’est un aspect de ce rendez-vous qui me semble à la fois le plus déstabilisant, et peut être aussi le plus nourrissant spirituellement. La relation se noue avec ces prisonniers, ils attendent nos passages avec impatience, nous préparent des pâtisseries ou des chansons pendant leurs longues heures de désoeuvrement. Nos relations sont empreintes d’une véritable chaleur humaine et une certaine forme de tendresse. Et pourtant ces hommes ont commis le pire de ce que l’humanité peut produire. Certains ont saccagé des vies innocentes et endeuillé des familles. Pourtant ils restent des humains avides de dialogues, d’échanges et d’attachement. Leurs petites attentions, leurs sourires quand ils nous voient, leurs remerciements ne sont pas feints. J’y vois la preuve que la lumière intérieure brille partout, même chez ceux qui ont, à un moment donné de leur vie, basculé vers la part le plus sombre de l’humanité.
Lilian Mas est membre du groupe quaker de Toulouse.