Cet article par Jean-Louis Triaud paraît dans la Lettre des Amis de mars 2015
Gilbert Lesage - Un juste manipulé ?
D’Olivier Petinotti, paru aux Éditions Ampelos, 2013.
Ce livre traite de l’histoire d’un haut fonctionnaire du régime de Vichy, Gilbert Lesage (1910-1989), placé à un poste sensible, qui était aussi, depuis l’âge de 19 ans, un Quaker. Comme il connaissait l’allemand, il avait fait ses premières ‘armes’, dans l’action sociale à Berlin, fin 1932-début 1933, avant d’en être expulsé par les nazis.
Les historiens ont développé depuis quelques années le concept de vichysto-résistants – une formule peu élégante pour désigner ceux qui, dans l’administration de Vichy, ont accompli des actes de désobéissance civile et ont détourné les règlements officiels, en liaison, ou non, avec des organisations de Résistance.
Gilbert Lesage ne fut pas exactement un résistant au sens habituel du terme. Il traversa la guerre sans engagement politique, et encore moins militaire. Mais, dans ses fonctions, qui étaient celles de chef du Service Social des Étrangers – un service qui avait des centres régionaux dans toute la France, et qui était rattaché significativement au Secrétariat d’État au travail, chargé de trouver de la main d’œuvre – il s’efforça de sauver des vies humaines en usant des facilités que lui donnaient ses fonctions, en interprétant les textes officiels, notamment les motifs d’exemptions pour sortir des listes de déportés tous ceux qui pouvaient l’être à un titre ou à un autre, et en offrant à certains clandestins une couverture administrative.
Il se rendit progressivement suspect aux services répressifs du régime de Vichy. Soupçonné, à juste titre, d’entraves à la politique du gouvernement et de divulgation à l’avance à des étrangers de mesures qui allaient être prises contre eux, il fut interpellé à Paris en avril 1944 et interné à la caserne des Tourelles – devenue depuis le siège des services secrets (DGSE) – qui était pendant la guerre un lieu d’internement de toutes sortes d’indésirables. Compte tenu de la date, il échappa à la déportation et fut libéré à l’automne 1944 par la Résistance.
Il poursuivit après la guerre son parcours atypique, occupant différentes fonctions d’entraide, un moment directeur de l’Office HLM de Briey (près de Metz) en charge de la gestion de la Cité radieuse de Le Corbusier, puis négociateur immobilier lors du transfert des Halles de Paris vers Rungis. Ceux qui l’ont connu lui reconnaissent une énergie débordante au service des causes ou des fonctions les plus diverses.
En reconnaissance de ses gestes décisifs en faveur des membres de la Résistance polonaise en France et de leurs familles, il reçut, en juillet 1945, la Croix du mérite polonais. Pour son action de sauvetage d’enfants lors de la « Nuit de Vénissieux », il fut reconnu, en 1985, « Juste parmi les Nations », la plus haute distinction attribuée par l’Etat d’Israël à « ceux qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Olivier Pettinotti résume en ces termes le rôle de Gilbert Lesage : « Même si ses initiatives ne sont pas toutes couronnées de succès (certaines seront perverties), ce Quaker, non porté par des idéologies obscures, ni par des idées politiques franches (bien que ne condamnant pas le maréchal Pétain), est par humanité entré dans une résistance non violente à l’intérieur du tourbillon qu’est le régime de Vichy ».
Lesage n’était pas un saint. C’était un homme ordinaire avec ses qualités et ses défauts. Assez personnel et brouillon, pas très bon gestionnaire, on l’a dit aussi autoritaire. « Une présentation vestimentaire souvent négligée... l’empêche d’obtenir en 1940 l’aide des Américains qui le prennent pour un illuminé », note ainsi avec un certain humour l’auteur. C’était une sorte de franc-tireur qui, depuis sa jeunesse, avait été éclectique dans ses études avant de se passionner pour le travail humanitaire. Il a laissé chez les Amis de Paris le souvenir concordant d’un honnête homme, brassant toujours de nouvelles idées, mais agissant souvent en solo.
Reste le bilan de son action pendant la guerre. Il ne fait pas de doute que lui et les membres de son personnel, qu’il encourageait à prendre, eux aussi, des initiatives, ont amélioré l’existence et réussi le sauvetage de nombre de réfugiés, mais le Service social des Étrangers était dans une position trop ambiguë pour être à l’abri des critiques. Les étrangers accueillis dans les centres du SSE faisaient l’objet, en exécution des instructions officielles, de fiches nominatives transmises aux autorités, et communiquées souvent par Vichy aux Allemands. Lorsque des rafles avaient lieu, ces centres devenaient des pièges pour les hébergés, même si Lesage a parfois pu devancer les interventions policières. Telle est la raison de ce titre, certes médiatique, mais un peu sommaire : « Un Juste manipulé ? ». Il fut un Juste apolitique qui fit de son mieux pour aider toutes sortes de persécutés, au risque de s’y brûler lui-même un peu les ailes. Mais il ne devint jamais un agent de la répression ni de la collaboration. Tous ceux qui dans l’administration officielle ou dans les associations reconnues par le régime jouaient ce double jeu étaient exposés à ce genre d’ambiguïtés.
Un dernier mot sur l’auteur de ce livre, Olivier Pettinotti. Celui-ci avait soutenu en 1997 une excellente maîtrise d’Histoire fondée sur le dépouillement des archives rassemblées par Lesage et déposées au Centre de documentation juive contemporaine, ainsi que sur d’autres dossiers de l’époque et des enquêtes dans la famille et auprès de témoins qui avaient connu Lesage. Malheureusement, Pettinotti est mort jeune en 2006 d’une longue maladie et ce livre, basé sur cette maîtrise, a été mis au point par l’une de ses directrices de mémoire, Anne Grynberg. On doit remercier les Éditions Ampelos, toujours à l’affût de textes originaux « pour faire connaître la diversité de la Réforme », d’avoir publié ce travail de recherche. On en retiendra l’image d’un philanthrope Quaker aux prises avec les rigueurs du temps, mélange d’obstination et d’une part de naïveté, auquel on ne déniera pas une réelle efficacité dans l’adversité.