Cet article paraît dans la Lettre des Amis de décembre 2014
De l’intercession à la réception – De la prière rituelle à la prière en tant qu’attitude spirituelle – De la prière dite à la prière tue – De la transe verbale au silence devant l’immanence transcendantale.
Voilà quelques formules pouvant évoquer le sens pris par mon expérience de la prière au cours de mon évolution spirituelle.
Le thème de la prière ne semble au premier abord pas être un thème central de nos préoccupations Quaker, ce d’autant plus que le silence dans nos cultes contribue plutôt à ce que la prière ne prenne que rarement la parole et qu’il confine à cet acte spirituel une qualité plutôt intime et personnelle. C’est peut-être pourquoi la question, si ou comment le Quaker prie, ne figure pas à la une de nos réunions ou de nos conversations, du moins sur le continent. Ce n’est donc que dans les occasions où nous assistons encore parfois à des cultes chrétiens traditionnels ou à des cultes Quakers programmés que nous nous retrouvons dans une aura où la prière prononcée revient en surface et retrouve le caractère impératif qu’elle n’a plus dans notre tradition et plus particulièrement dans nos cultes. Mais même si la question n’est pas posée ouvertement entre nous et encore moins dans nos assemblées, je crois que nous nous la posons inconsciemment tout au fond de nous : le Quaker, l’ami assis à côté de moi au culte, prie-t-il ? Et s’il prie, comment le fait-il ? Quelle est sa façon de prier ?
Ayant depuis un certain temps l’impression que ce thème est « dans l’air », j’ai proposé que l’assemblée trimestrielle des amis bavarois et autrichiens se penche sur cette question lors de sa réunion de l’hiver dernier. Mais ce n’est qu’un certain temps après avoir fait cette proposition – et n’ayant, malgré l’accord unanime rencontré par celle-ci, trouvé personne se sentant appelé à introduire ce thème – que j’ai compris ce qui au fond m’avait motivé. Il s’agissait pour moi de faire en quelque sorte mon point personnel là-dessus. Il fallait que je me mette moi-même « au pied du mur » et me rendre compte sincèrement et ouvertement entre amis de ce que la prière était devenue pour moi.
Mon introduction et mon témoignage lors de l’échange qui suivit consistaient en des extraits improvisés non rédigés de mon « travail intérieur en progression ». Ce n’est qu’après cette assemblée très dense et enrichie d’autres variations sur le thème de la prière qu’est née l’intention de rédiger l’essentiel de ce que j’ai dit lors de cette rencontre pour élargir le cercle des récipiendaires de mes pensées ou animer ainsi d’autres amis à « faire leur point » sur la question. Ce qui suit est donc la reprise de pensées déjà exprimées et leur prolongement suscité par une réflexion toujours en cours. Voici donc ce que je peux dire en ce moment, après m’être posé la question : « Comment se présente pour toi l’acte de prier ? »
Cette question, que je croyais d’ailleurs résolue parce que révolue pour moi – considérant que la prière ne pouvait plus figurer au répertoire rituel d’un chrétien non théiste – se remit insidieusement à me travailler il y a quelques années déjà. Ceci surtout après avoir commencé de m’engager dans un groupe de travail œcuménique local, mais aussi après m’être décidé – après quelques hésitations quant au bien-fondé de l’initiative – à représenter les Quakers au Conseil œcuménique des Eglises (Arbeitsgemeinschaft Christlicher Kirchen) de Bavière, au sein duquel nous jouissons du statut de « membre visiteur ou membre observateur ».
Je me suis trouvé tout à coup à nouveau entouré d’ecclésiastiques et de laïcs d’églises aux traditions très conservatrices, et ainsi appelé à beaucoup d’occasions à me lever pour entendre une prière ou la prononcer uni sono avec les autres participants à l’assemblée ou même invité à prier spontanément une prière personnelle. Dans ces situations, je garde un silence dans lequel je me sens tout d’abord plutôt mal à l’aise, parce qu’isolé et hors de la communion réalisée dans la prière dite à haute voix. A ce moment-là me venaient à l’esprit les tentatives peu concluantes que j’avais faites quelquefois de traduire l’une ou l’autre des prières connues dans un langage approprié à ma réception personnelle du message chrétien. Mais je rejetai ces projets puisqu’il s’agissait toujours encore de paroles adressées à une « personne divine » que je ne reconnais plus. Aussi ai-je bientôt renoncé à dire même: « ta volonté se fait ! », la seule expression qui fût encore à même d’exprimer ce que je crois. N’étant donc de toute façon jamais « dans le coup » je fais silence par reconnaissance du fait que Dieu c’est pour moi tout simplement la Vie absolue auto génératrice et auto révélatrice, donc seule source d’elle-même et de tout ce qui existe. Cette essence originelle s’éprouvant elle-même dans toutes les manifestations et incarnations apparentes, mais invisible et inaccessible en elle-même, donc phénoménologiquement indéterminable en termes appropriés, se défend à mon sens donc à plus forte raison d’être (comprise) comme une personnalité avec laquelle je pourrais communiquer ou entrer en relation. Ce que je fais, c’est «entrer en conscience», me « mettre au diapason » de sa vertu transcendantale immanente et agissante en tout.
Si cette prise de conscience est ce qui a remplacé pour moi l’acte de prier, voilà peut-être pourquoi l’expérience de mon premier culte Quaker il y aura bientôt 50 ans fut pour moi la révélation catégorique de mon affinité à cette voie Quaker dans un Christianisme retrouvé, ou plutôt mué en une religiosité pouvant sans remords se passer enfin de toutes représentations ou objectivations symboliques autres que les incarnations véritables de la Vie absolue en ses vies et manifestations actuelles de toutes sortes.
Les seules et rares occasions où je prie encore comme autrefois, sont celles dans lesquelles je me trouve en situation d’accompagnement d’enfants ou de personnes en fin de vie, ne pouvant plus prier elles-mêmes, et sachant que leur façon personnelle de se mettre en « conscience du Divin » est de s’adresser à un Dieu-personne, ou au Christ de leur trinité divine.
Mais comment exprimer ce qu’est pour moi cet acte d’ « entrer en conscience de la Vie absolue »? Et comment exprimer ce que cet état de conscience, ou plutôt celui de la connaissance profonde d’être moi-même un « donné de la vie », fait de moi et comment m’engage-t-il et me guide-t-il dans ma vie quotidienne ?
Parce que, malgré la « libération » de ma religiosité d’une lecture littérale et dogmatique de la Bible et après qu’elle ait passé des rites sacramentels à la conception sacramentelle de la Vie tout court et du seul exercice de faire silence en moi, je me sens toujours habité par une sorte d’appel intérieur, une attitude de quête, de recherche ou d’attente active, pour laquelle aucune notion ne me semble plus adéquate que celle de prière pour la désigner en un mot. Cette tension intérieure pourrait consister aussi tout simplement en la mémoire de ce que je ressentais autrefois au moment de la prière, même après avoir cessé de prononcer les mots devenus de plus en plus indicibles pour moi.
Mais de quoi s’agit-il véritablement, sensiblement? Douglas Steere (1901-1995, grand Quaker du 20e s., pionnier de l’œcuménisme, que j’eus l’occasion enrichissante de rencontrer à Genève entre 1966-68, à l’époque où je suis devenu membre de la Sté des Amis avec mon épouse) reprend dans son Essai intitulé « Prayer and Worship » (1938), dont il existe une traduction en allemand intitulée « Gebet und Andacht », une expression qu’il cite sans référence parce qu’appartenant déjà au domaine commun, qualifiant la prière d’ « aspiration originaire de l’âme » (Trad. de l’allemand « unverfälschtes Wollen der Seele »).
Voilà une expression qui me semble très justement qualifier mon état d’âme, autant quand je priais autrefois à la manière traditionnelle qu’aujourd’hui quand je fais silence en moi. Cette compréhension de l’acte de prier me permet aussi de croire en la vertu active de la prière en sous-entendant toujours que c’est la Vie Absolue qui se manifeste en cette « aspiration originaire » de mon âme. Khalil Gibran parle dans « Le Prophète » de « l’appel de la Vie à la vie » pour désigner la source de toute incarnation.
Cette “aspiration de l’âme” n’est pas en elle-même, ou du moins pas originairement liée à un objet, ni ne vise-t-elle un but précis. Elle se présente effectivement tout d’abord comme une disposition de l’être, indéterminée, ouverte, un potentiel pouvant générer par la suite une tension, une vibration intérieure, ou encore un élan intentionnel visant lui un but concret, sous la forme d’une pensée formulable, d’une notion, d’un mot, d’une image, d’une personne ou d’autres objectifs prenant forme à l’horizon de mes visions, de mes préoccupations ou de mes vœux.
C’est sans doute ce qui caractérise le plus le changement, moins radical qu’il ne pourrait apparaître au premier abord, de ma manière de prier. Il ne s’agit plus de dire une prière pour que la prière soit faite, mais la disposition, l’aspiration « priante » peut engendrer l’écoute, la question, la réponse, l’appel, l’empathie, l’acte concret né de l’affectivité propre de la Vie absolue en mon fort intérieur. Que cela se réalise est évidemment aussi l’intention ou l’aspiration de celui qui adresse une prière, improvisée ou de « toute pièce » à son Dieu personnifié. C’est cela le sens de l’acte de prier qui dans mon silence me réunit à ceux qui récitent leur prière.
Pour moi le renoncement au rite verbal correspond parfaitement aussi au renoncement à me faire une image de Dieu. Aucune représentation idéelle ou matérielle de l’Eternel, aucun mot de texte, aussi sanctifiés soient-ils, ne peuvent revendiquer l’identité avec la notion désignée, ni même n’assurent-il en eux-mêmes et de part leur apparence Sa présence « en vérité ». Jésus lui-même nous rend attentif à ce qui est essentiel dans l’acte de la prière (Matth. 6,7).
Ainsi, chacun trouvera son temps pour et sa manière personnelle de « tomber (ou monter) en prière ». Les prières explicites d’intercession, de louange et de reconnaissance s’adressant à un « seigneur», appartiennent donc définitivement à ma religiosité passée, liée à une compréhension personale de la Divinité. L’« aspiration originaire » de mon âme n’est pas vraiment une requête, une demande, et encore moins une intercession, puisque ma compréhension impersonnelle du Divin – à mon avis originairement aussi chrétienne, parce que sous-entendue par l’essence du message de Jésus, qui ne pouvait que l’exprimer dans le langage humain de l’époque – part de la certitude que la Vie, en s’éprouvant elle-même en moi et en tout, me donne en tous temps tout ce dont j’ai besoin. Aussi tout est là qui conditionne ma vie biographique et me met en mesure de subir et de jouir de mon destin, ainsi que d’œuvrer dans le sens où la Vie le « veut » continuellement. Ainsi je ne ressens pas du tout le besoin de demander quoi que ce soit. Plutôt faudrait-il m’exhorter moi-même à me « brancher » continuellement sur la Vie absolue en moi, à ouvrir les yeux pour voir, à écouter pour entendre, ou encore à toucher pour « être touché ». Parce que là est le manque pouvant se présenter. C’est cette possibilité de faillir, de manquer le sens de la Vie, de passer à côté de ma voie, de ne pas comprendre comment la Vie me « veut », qui suscite l’aspiration constante de mon âme à la compréhension des vertus de la Vie et son aspiration à la réalisation de la Vie en moi, qui n’est autre que l’action de la grâce divine. Ainsi la prière, de quelle manière qu’elle se manifeste, n’est rien d’autre que cette prise de conscience du besoin de comprendre, du besoin de sentir l’élan de la Vie en moi, pouvant aller jusqu’au « passage » de la grâce ou, par médiation, de sa transmission à autrui. Ainsi les seules prières de mon enfance que je « dis » encore, sont celles s’adressant à mon fort intérieur, comme « Mon âme bénis l’Eternel et n’oublie aucun de ses bienfaits », parce qu’elles seules témoignent de l’acception de la plénitude du « règne de la Vie ». Dans cette prière j’en appelle à moi, je tente, j’aspire à mobiliser ma conscience du fait, que tout est là pour moi. Je m’incite à cueillir les fruits de la Vie et à me faire son instrument dans le monde et j’en rends grâce.
Libre de l’identification à une doctrine, à une lettre, ou a une tradition sacramentale du religieux, ma prière devient donc simplement mon « branchement » délibéré sur la vérité de la Vie, l’acte de me « tourner vers la lumière intérieure ». Je me suscite à me vouer à la Vie. Aussi je prie dans l’esprit de ma prière d’enfance:
« Mon âme bénit la Vie, et la reconnaît comme la source de tout au monde. Mon âme prend conscience de ce dont la Vie a besoin pour faire son monde. Mon âme reconnaît que nous sommes tous, chacun dans sa démarche, sur le chemin du « Royaume de la Vie » que Jésus Christ nous invite à instituer en suivant son exemple. C’est à l’amour et au don persévérant et patient à notre destin que nous devons de pouvoir témoigner de la vérité de la Vie ! »
— Maurice de Coulon