Cet article apparaît dans La Lettre des Amis de mars 2014
Si notre pratique du silence n’est sans doute pas la même que celle des premiers Quakers, elle n’en reste pas moins fondamentalement identique dans son principe : autant de silences différents par personne dans un seul et unique silence en commun. Le silence est un miroir qui nous met face à nous-mêmes, sans aucune échappatoire : seul devant le reflet de notre propre mental, chacun livre bataille à sa façon, en s’efforçant de remplir un vide imaginaire ou au contraire de se débarrasser à tout prix d’un flot incessant de pensées. Au-delà des jugements de valeurs et des conceptions au sujet de ce que devrait contenir le silence, s’il devrait être vide ou s’il devrait être plein, nous pouvons dire que notre culture et notre civilisation occidentales nous incitent fortement à vouloir le remplir par nos pensées.
En effet, depuis "cogito ergo sum" de Descartes, penser c’est être, et impossible donc d’exister sans cogiter. A l’heure de la civilisation numérique et de la communication à tout va, la question du silence ne pourrait être plus d’actualité.
Pour la philosophie d’Extrême-Orient, qui implique au quotidien la question de la vie ou de la mort, le silence intérieur est une nécessité. On ne peut pas à la fois se taire par la bouche et s’engager dans un monologue intérieur. Il en est de même lors des Assemblées. Il n’y a rien d’autre à faire finalement que se taire en corps et en esprit. C’est aussi simple que la cérémonie du thé qui ne consiste qu’à "faire chauffer un peu d’eau, servir le thé et le boire." Ce qui ne signifie pas pour autant d’empêcher les pensées, mais d’avoir juste un recul suffisant pour les regarder passer comme on regarderait le reflet de la lune à la surface d’un ruisseau ; où l’écran géant d’une salle de cinéma, confortablement installé dans un fauteuil.
Imaginez-vous sur le quai d’une gare en train d’attendre un ami qui vient à vous : comment l’accueillir et lui tendre la main les bras chargés de valises ? Ne faut-il pas d’abord se débarrasser de notre fardeau et poser nos bagages pour recevoir comme il convient l’être cher ? En vérité, le silence est simplement un outil permettant de lâcher les valises que l’on porte dans la tête, lorsque nous nous trouvons réunis ensemble à l’attente du meilleur Ami qui Soit. Sans plus aucune valise, dépouillés des vêtements qu’elles contiennent pour habiller le mental, le silence peut enfin nous baigner de Lumière. Cependant, nous sommes tant attachés à nos valises, elles ont tellement de valeur !
Elles sont si belles ! Que nous acceptons difficilement de nous en séparer. Nous sommes tellement habitués à les porter que nous oublions même que nous les portons.
Les habitudes, selon Albert Einstein, sont parmi les forces les plus puissantes de l’univers. Alors à quoi bon entreprendre de lutter contre elles ?
Accepter le silence pour ce qu’il est (du silence et rien d’autre : ni du "vide" ou du "plein"), c’est faire cesser le combat de l’intellect. C’est cela, l’esprit non-violent.
-- Patrice Martinez